Jacques Audiberti

De gauche à droite le 21 mai 1964 devant le pavillon Royal Fleurs de Bellecour, buvant un blanc limé : Jean Jacques Lerrant du Progrès, Marcel Maréchal du théâtre du Cothurne et Jacques Audiberti.

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Dans le PROGRES du lendemain, un article de Jean Jacques Lerrant.

On prépare au Cothurne « L’ OPERA DU MONDE »…. et AUDIBERTI rêve sous les marronniers de Bellecour

 La voix un peu rauque, qu’on sent prête aux véhémences, le masque tendu, tempéré par un sourire qui n’est pas sans narquoisie, l’air d’un moine thibétain qui aurait gagné la sagesse par les paliers de l’humour lyrique, Jacques Audiberti goûte la fraîcheur de la place Bellecour sous les marronniers.

Il a cherché «  des pistes » silencieuses et fraîches dans les églises. Il a parcouru les quais et les ruelles du Vieux-Lyon. La ville l’intéresse. Elle lui semble indépendante, non contaminée par l’ « américanisme », pourvue encore de traditions et de rites.

Mais Audiberti, curieux des villes et des gens, n’est pas venu enquêter sur Lyon. Emballé par la mise en scène de son Cavalier seul, par Marcel-Noël Maréchal, il a tenu à dialoguer avec le jeune animateur du Cothurne sur sa pièce qui va être créée à Lyon. Maréchal, en effet va présenter bientôt l’Opéra du monde, d’Audiberti.

Le sujet de cette pièce c’est la fin du monde. « C’est un thème qui apparaît souvent dans mon œuvre. J’ai dû écrire l’Opéra du monde vers 1950, dit Audiberti. Il était alors beaucoup question de la bombe atomique. Depuis on a pris l’habitude du péril. Il n’y a plus la même urgence dramatique et littéraire de la bombe atomique. On trouve dans l’Opéra du monde  des passages en prose très lyriques, qui mettent en cause certaines préoccupations fantastiques mais en même temps concrètes. L’humour est aussi un des tons du livre où on peut repérer aussi des références bibliques ou pseudo-bibliques.

Tout cela exprimé avec lyrisme dans une très grande liberté. L’ Opéra du monde  ce n’est pas un roman, pas une pièce, mais c’est la liberté d’écrire.

« La pièce est sur la fin du monde. Des délégués sont chargés de voir ce qui se fait sur la terre et de mettre fin à l’expérience. Cette fin du monde est à base de bombe atomique. Mais la terre et la vie incarnée sont bien séduisantes et l’ange chargé de présider à l’anéantissement de la terre préfère rester sur elle et goûter à l’amour, d’une femme de la terre. Il y a donc comme personnages : les dominateurs célestes, une femme de le terre, un envoyé céleste.

« Je suis content que Maréchal monte L’ Opéra du monde. Dans la sa mise en scène du Cavalier seul, il avait trouvé de manière éblouissante cette liberté que j’avais trouvé à écrire. Et cela dans les règles artisanales du métier. C’est de la liberté surveillée. »

Et Audiberti, en compagnie de Marcel-Noël Maréchal, chaussant d’épaisses lunettes noires, repart à la découverte de pistes possibles dans la ville.

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Dans la lettre numéro deux de l'IMEC en 1993

Les archives de Jacques Audiberti (1899-1965), confiées à l’IMEC par sa fille Marie-Louise Audiberti, comprennent un grand nombre de dossiers retraçant, depuis la fin des années vingt, la genèse de ses principales pièces de théâtre, de son Journal – qu’il a publié sous le titre Dimanche m’attend – de ses divers romans, de ses essais, de ses adaptations, de ses poèmes et de ses articles littéraires. Des brouillons autographes de différentes époques, des dactylographies abondamment corrigées, enrichies de nombreux autres documents (lettres d’amis, coupures de presse, « faits-divers », dessins, etc.), permettent de reconstituer la genèse de ses œuvres : les manuscrits de Race des Hommes, Quoat-Quoat, Le Mal court, Le Cavalier seul, Pucelle, La Hobereaute ou la Poupée sont, à cet égard, particulièrement intéressants.

Il y a aussi – outre un important dossier d’articles de presse  concernant ses principales pièces jouées – les lettres de Jacques Audiberti a reçues, depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à sa mort : Louis Aragon, Marcel Arland, Gaston Bachelard, Jacques Baratier, Gaston Bonheur, Camille Bryen, Albert Camus, Jean Carzou, Jean Cocteau, Pierre Drieu La Rochelle, Leonor Fini, Jean Follain, Maurice Fombeure, Gaston Gallimard, Jean Giono, Marcel Maréchal, Jean Paulhan, André Pieyre de Mandiargues, Raymond Queneau, Diane Deriaz, François Truffaut, entre autres, furent ses amis et correspondants.

Par leur grande diversité de thèmes, par les inédits qu’elles révèlent – textes en prose, carnets, poèmes – ces archives témoignent d’un homme qui fut à la fois journaliste, critique, poète, dramaturge, romancier, épistolier.

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ŒUVRES DE JACQUES AUDIBERTI

 Romans :

ABRAXAS.

SEPTIEME.

URUJAC.

CARNAGE.

LE RETOUR DU DIVIN.

CENT JOURS.

LE VICTORIEUX.

LA NA.

LES MEDECINS NE SONT PAS DES PLOMBIERS.

LE MAITRE DE MILAN.

MATIE DUBOIS.

LES JARDINS ET LES FLEUVES.

LA POUPEE.

INFANTICIDEN PRECONISE.

LES TOMBEAUX FERMENT MAL.

MONORAIL.

DIMANCHE M’ATTEND.

 Essais :

L’HABHUMANISME.

ENTRETIEN AVEC Georges CHARBONNIER

L’OUVRE-BOITE, en collaboration avec Camille Bryen.

 Poèmes :

RACE DES HOMMES.

DES TONNES DE SEMANCE.

LA NOUVELLE ORIGINE.

TOUJOURS.

REMPART.

LA BEAUTE DE L’AMOUR.

ANGES AUX ENTRAILLES

 Chez Grasset : L’OPERA DU MONDE

          LES ENFANTS NATURELS

Chez Actes Sud/Labor :  LA FIN DU MONDE

 Théâtre

Théâtre I : Quat-Quoat. –L’ampélour. –Les femmes du bœuf. –Le Mal court.

Théâtre II : La fête Noire. –Pucelle. –Les naturels du Bordelais.

Théâtre III : La Logeuse. –Le Ouallou. –Opéra parlé. –Altanima.

Théâtre IV : Cœur à cuire. –Le soldat Dioclès. –Le Fourmi dans le corps. –Les patients. –L’armoire classique. -Un bel enfant.

Théâtre V : pomme, pomme, Pomme. –Bâton et ruban. Boutique fermée. –la Brigitta.

Le CAVALIER SEUL.

La MEGERE IMPROISEE.

L’EFFET GLAPION.

La POUPEE (sénario)

 Jacques AUDIBERTI a reçu les prix suivants :

1935 : Prix Mallarmé (premier prix décerné par l’académie Mallarmé)

1937 : prix de la première pièce pour l’Ampelour

1964 : Grand prix de lettres Prix des Critiques.

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Marie Louise Audiberti

Marie Louise Audiberti devant le Royal Fleurs de la place Bellecour en mars 1994 (au même endroit que la photo prise en mai 1964 avec Jacques Audiberti et Marcel Maréchal)

 Ouvrages publiés

 Viens, il y aura des hommes, Stock (roman), 1977

La dent d’Adèle, Grasset (roman) 1978

Sophie de Ségur, l’inoubliable comtesse, Stock, (biographie) 1981

La peau et le sucre, Plon (roman), 1983

Volcan sur l’île, Plon (roman), 1983

Volcan sur l’île, Plon (roman, Prix Emile-Zola, Société des Gens de Lettres)

1986

Tsa-Rong, Casterman (livre pour enfants), 1989

Brahms, un génie ordinaire, Plon (biographie), 1991

La cadette, Ecriture, 1995

 Pièces radiophoniques diffusées à Radio-France :

Un couple

Le Cahier de Juliette

Terminus

 Divers

Articles, nouvelles, traductions, (de l’allemand), émissions radio

Pièces jouées par la Compagnie d’Amateurs, Jeux Thèmes : (une seule représentation)

Jalousie

Garde à vue

 Pièces diffusées à la radio :

Un couple

L’album de Juliette ( lu également à Théâtre dans un fauteuil, et lu le 8 mars 94 à la maison des Ecrivains)

Terminus (donné aussi en lecture scénique à la maison des Ecrivains)

 Pièces traduites de l’ Allemand

La Chevauchée sur le lac de Constance, de Peter Handke

Le Perroquet vert, de Arthur Schnitzler ( en collaboration avec Henri Christophe)

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Il existe une "Association des Amis de Jacques Audiberti" au 1 bis, rue des Capucins, 92190 MEUDON, 01 45 34 44 59, Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.. Elle publie régulièrement une revue l'Ouvre Boite et toutes les informations relatives aux activités autour de Jacques Audiberti.

Elle gère le site internet Audiberti (www.aajaudiberti.com).

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Au lendemain de la mort de Jacques Audiberti le 10 juillet 1965, son ami Jacques Baratier (réalisateur du film LA POUPEE), publia cet hommage dans la N.R.F.

 AVEC AUDIBERTI

 Il pleuvait sur la rue du Sabot.

L’eau ruisselait sur les vitres du bistrot, sur l’imperméable et sur le chapeau de l’homme qui entra en s’ébrouant.

« C’est Audiberti », dit une jeune fille, me présentant en pensée à celui qui deviendrait un jour mon ami.

C’était en mil neuf cent quarante-trois.

Je me souviens d’un petit café près de la Bibliothèque Nationale où il me parla, pendant une heure ou deux, de son enfance, de ses années de «  chiens écrasés » au Petit Parisien et de l’aventure littéraire qu’il était en train de vivre.

Il tenta gentiment de me fournir des matériaux pour son portrait que m’avait demandé un hebdomadaire littéraire. Je pataugeais dans l’inconnu devant cet écrivain qui venait de publier un roman dont les premières pages m’avaient rebuté.

Jacques Audiberti ne se donnait aucun mal pour ressembler à un écrivain de son temps.

Sa vie n’était ni pittoresque ni représentative. Son monologue ne contenait aucun aveu. Il ne jugeait pas, il ne parlait pas de littérature. Il n’avait pas le souci de vivre en se composant une bibliographie pittoresque. A chaque instant dans la présent il s’oubliait. Il ne faisait pas l’écrivain.

Ce jour-là, il me raconta que chez lui dans le midi on ne disait pas d’un homme qu’il était maçon ou médecin mais qu’il faisait le maçon ou qu’il faisait le médecin, soulignant ainsi l’impossibilité de confondre l’homme avec sa condition.

Au cours de cet entretien, Audiberti me confia que son père, petit entrepreneur antibois fort à cheval sur l’étiquette bourgeoise, n’en pouvant plus d’être lui même, se couchait à plat ventre sur un banc de la place Macée, se jetait à terre en pleine rue, sanglotait et criait qu’il ne comprenait pas et ne pouvait continuer à jouer dans cet univers où il faisait si beau et où tout paraissait si simple.

Ce doute sur la réalité du monde était permanent chez le fils du maçon d’Antibes et l’empêchait de se sentir engagé dans les affaires publiques, bien que la réalité se rappelât sans cesse à lui par les traits et des reliefs qui s’imprimaient dans ses yeux et dans sa chair.

Il fut le premier en France après la guerre à remplacer l’architecture conventionnelle des évènements de la scène par l’enchantement d’un verbe qui crée son propre espace. On en vin à se demander s’il était nécessaire d’écrire une pièce pour faire du théâtre. Quoat-Quoat et Le Mal Court seraient restés de la pure écriture sans Reybaz et Vitaly. Aujourd’hui le jeune Maréchal continue la démonstration avec un chapitre de L’ Opéra du Monde qui n’a jamais été écrit pour la scène. Et pourtant l’essentiel y est : des mots dans une bouche.

Audiberti peintre retrouve le geste élémentaire, équivalent du mot, qui engendre toutes les formes sans les copier, sans les chercher, parce que l’homme est plein de l’homme et ne peut inventer que lui même ou ses rêves.

Audiberti créateur était l’illustration vivante de sa théorie «  abhumaniste » selon laquelle les phénomènes artistiques, techniques, scientifiques ou sociaux n’auraient pas l’homme pour centre et pour origine ni même comme agent unique, celui-ci n’étant qu’un figurant de la comédie cosmique au même titre que le vent, les plantes, les étoiles et vous….

Audiberti, fonctionnaire ponctuel et modeste des forces créatrices, a décuplé son œuvre par l’adhésion de son instinct. C’est pourquoi elle lui survivra. Et c’est peut-être aussi ce qui a retardé son succès humain, les hommes aimant bien ce qui n’est qu’humain.

Où puisait-il ses sujets ? Il vivait. Pas un instant il ne lâchait le concret. Son œuvre témoigne d’un incessant coït avec les choses vues. Il n’avait pas d’expérience et ne faisait pas d’expériences. Il vivait dans le laboratoire de son cerveau dont les mots étaient le plasma. Il les tritura, les mélangea, les nourrit, les gonfla et les pressura. Il leur fit rendre tout ce qui était désirable : les femmes, l’au-delà, les boissons fraîches et les hommes. Il est mort mais l’expérience se poursuit dans ces appartements communicants où des tonnes de semence continuent de germer. C’est la nature en caractère d’imprimerie. Je ne peux supporter l’idée que toute cette fête ne lui ait pas été rendue sous la forme gentille et conventionnelle d’un fauteuil d’académicien.

Conscient de la gravité de la situation, il ne s’aventurait pas dans l’insolite. Etre assis sur un chaise lui suffisait. C’est une chose terrible. On vole. Allez donc jouer les affranchis ! Son conformisme social ne constituait qu’une précaution élémentaire à l’intérieur de la nacelle en folie. Le fait d’exister lui paraissait si compromettant qu’il ne songeait pas à attirer l’attention en se risquant dans les aventures personnelles. Il disait : « L’expérience, pour un écrivain, c’est d’écrire . »

Lorsqu’il regrettait de partir trop tôt, je lui dis : « Ton œuvre est faite. »

Il aimait parler.

« Tu ne m’écoutes pas, disait-il. D’ailleurs tu es incapable d’écouter. »

En fait le ne réussissais pas à le regarder, quand il parlait.

Il écrivit son dernier livre sans élever la voix, le seul de ses livres, comme par défi, où il ne fit pas jouer les sortilèges, la magie étant dépassée par l’événement : sa mort prochaine.

Il préférait les églises à Dieu. « Je suis en train de mourir, disait-il, et l’on feint de ne pas le voir autour de moi. Qui joue la comédie ?… Avoue que tu as envie de me dire de me lever, de partir avec toi pour Rome. Et qu’est-ce qui m’en empêcherait ? » disait-il en secouant sa vessie portative et sa jambe emmitouflée dans le coton. Il s’étonnait de se voir en morceaux. « On pourrait le kidnapper et le cacher en pièces détachées cet écrivain malade, beau sujet pour un film de science fiction ! »

Il regardait passer place des Ternes les vieux messieurs aux larges pantalons qui dissimulent de secrètes infirmités : « Et quand c’est à toi que cela arrive tout d’un coup, le monde entier en est changé. Et tout ce qui était les filles et qui nous faisait fondre de bonheur, voilà que c’est très loin, maintenant, je ne sens plus rien. Mais alors que reste-t-il ? Une des choses qui m’a le plus passionné, la religion, a cessé de m’intéresser. »

Dernière promenade dans le Marais. Arrêt sur un banc place des Vosges, au printemps. Encore un moment de soleil, les pigeons.

Devant le théâtre Sarah-Bernhardt : « Tristan Bernard et Courteline ont éteint leurs cigarettes sur ces pierres. Etait-ce hier ? »

Ces fantômes très vivants et lui même se superposaient. La pierre était là, l’instant, la lumière. Il ne s’attendrissait pas, il réfléchissait sur sa durée, sur l’instant, sur le peu de réalité.

Moi, dans le rôle de Monsieur Loyal, qui donne la réplique pour la forme, je feignais de ne pas comprendre.

Mais Audiberti ne se contentait pas de l’éternel argument « cause et effet ». Il était de ces magiciens qui guérissaient le mal en supprimant son apparence.

Primitif formalisme. Pas du tout dupe du bon sens et du raisonnement. Bohême malgré lui. Baroque et drôle malgré lui. Classique, mais vivant.

Je pleure moins sa mort actuelle que cette indifférence qui entoura son œuvre de romancier. Je déplore ce malentendu qui le fit naître à l’époque nécessaire de Sartre et de Camus, ces grands hommes dont son œuvre nous reposera éternellement.

Audiberti ne se gonflait pas de son rôle d’écrivain. Il y voyait un refuge enfantin contre l’horreur du monde. Il était le premier à vouloir ignorer ce don qui l’excluait de la citoyenneté normale. Il comparait les poètes aux agriculteurs qui vivent encore sur le vieux rythme des saisons. Même les acclamations du public les soirs de « générales » lui faisaient peur. L’humain lui faisait peur. Il avait la tendresse pour ce qu’il pressentait de faiblesse et de féminité chez un Trotsky, homme de lettres nostalgique de l’action qui, dans son exil mexicain, attendait dans un vieux wagon au fond du jardin, son assassin.

Audiberti lui aussi attendait le sien, dans sa chambre d’étudiant, boulevard Saint-Germain.